P&P n°256 : Violences 2.les violences institutionnelles (juin 2018)
Description
Qu’ils crèvent tous dans leur merde j’en ai rien à foutre !
Cette phrase, relevée sur les réseaux sociaux par une ONG de solidarité internationale, s’affiche en grand sur les panneaux du métro.
Trop de misère, trop de proximité, trop de sollicitations qui dérangent l’homme moderne dans sa précipitation débridée à jouir, s’affranchissant par là-même d’une castration qu’il s’efforce de nier [1] et d’un lien à autrui [2] qui devient empêchement. Et qui pour d’autres, accrochés à ce qui fait humanité, produisent un effet de sidération, dans des injonctions paradoxales ou des confusions de sens qui viennent nous percuter à tout instant.
Nous avons évoqué dans le numéro 255 précédent, certains aspects de ces mutations sociétales que François Cusset nomme « l’hypermodernité » [3], caractérisée par une violence psychologique qui infuse notre quotidien. Il nous invite à prendre en compte ces nouvelles formes de violence contemporaine, et pour ce faire, de revisiter nos instruments d’approche et de mesure.
Ces mutations sociétales ont été largement décrites il y a une quinzaine d’années par des chercheurs, sociologues, psychanalystes, philosophes [4] : injonction à jouir, déni de la castration jusqu’à la castration ultime, la mort, hyperindividualisme nécessaire à la société de consommation, hypernarcissisme autour d’une image de soi morcelée et fantasmée via les réseaux sociaux (la re présentation a laissé place à une présentation diffractée et multiple : voir et être vu, il faut être on the screening) , effondrement des métacadres symboliques qui concourent au vivre ensemble [5], etc. Aujourd’hui, leur fonction désorganisatrice, destructrice du lien, du symbolique et du sens, est plus visible dans ses effets.
Les conséquences de cette violence psychique relevée par Cusset viennent impacter nos institutions, voire interroger la notion même d’institution. Ce qui fait institution, dans sa dimension structurante, autour d‘une Loi symbolique partagée, s’écroule par pans, comme un immeuble qui s’effondrerait sur lui-même : ici et là une fenêtre, un bout de porte font illusion si on évite de regarder l’ensemble, laissant le spectateur dans la confusion et le désarroi, une Hilflosigkeit [5] dirait Freud, une impossibilité à chercher du secours… que nous espérons provisoire…
L’institution est une construction sociale complexe : elle va se caractériser par une vision – et par le pouvoir politique et économique de la mettre en place –, par des règles juridiques (le recours de la loi contre l’arbitraire [6]) et organisationnelles, par une identité culturelle reliée à ses valeurs, son histoire, sa fondation, et enfin par des processus psychiques individuels et collectifs qui s’entrecroisent [6].
C’est la qualité des liens institutionnels qui va faire tenir cet ensemble, sans que la destructivité des patients ou des usagers ne vienne circuler dans l’équipe.
Nous pourrons voir dans les différents articles de ce dossier comment la désinstitutionnalisation, au sens d’un affaiblissement de ce qui fait valeur partagée, solidité et contenance, et qui permet le soin psychique ou éducatif, s’opère parfois. Une attaque qui ne vise pas la transformation pour une nouvelle forme, mais ressemble à une crise chaotique parfois explosive [7] où « la communauté fraternelle régresse au stade de la horde… Les fantasmes mégalomaniaques et omnipotents sont agis, effaçant l‘ambivalence, la suspension de la réalisation immédiate des désirs et la culpabilité » [6]. Émotions négatives, effet de sidération, colère, impuissance, voire effondrement dépressif produits par ces sursollicitations paradoxales et ces empilements de non-sens : il nous faut soit partir soit réinventer de nouvelles pratiques, de nouvelles alliances…
C’est pourquoi ce dossier reprend en contrepoint de ces phénomènes de désinstitutionalisation, quelques témoignages de pratiques, d’expérimentations de ce qui peut faire liaison ou reliaison en institution ou plus globalement au coeur de la souffrance au travail… Une vaste entreprise, qui n’est qu’initiée par ces articles, mais qui devra se poursuivre, tant les nécessités de faire face s’imposent au psychologue, acteur du lien et de
la mise en sens.
La revendication d’une pratique religieuse dans l’espace public peut constituer pour les professionnels une menace identitaire, une négation de cette identité laïque qui à l’issue d’un lourd combat, a relégué la religion au domaine du privé et les crucifix dans les placards… La voici qui refait surface, bien souvent sous une forme qui s’expose et peut faire violence : le voile, pour nous qui avons encore en mémoire le long chemin de l’émancipation des femmes et de l’égalité, encore imparfaite aujourd’hui. Le fait religieux dans l’espace public fait violence et amène les professionnels au sein des institutions à se sentir soit maltraités soit maltraitants, dans une certaine confusion des sentiments et de repères… Margalit Cohen Emerique [8], psychologue française trop méconnue, a formé dans les années 80 des centaines de travailleurs sociaux et de soignants à l’approche interculturelle, pratique de négociation et de médiation interculturelle.
C’est cette démarche que Marie-Claude Egry et Françoise Favel nous invitent à conceptualiser et expérimenter, à partir de leur expérience. Ni dans l’ethnicisation ni dans le rejet, elles dressent le tableau d’une pratique qui apparait comme une évidence, en cohérence étroite avec les valeurs et l’histoire de leur centre.
Anne Lyse Demarchi a écrit son billet le jourmême où elle présente sa démission du poste de psychologue en psychiatrie de secteur. Peut-on d’ailleurs véritablement parler de poste ? Moins d’un tiers de temps pour un secteur couvrant 100 000 habitants… Un mois et demi d’attente pour le renouvellement d’un rendez-vous. Audelà du mépris des patients, l’organisation de soin semble nier la réalité même de la maladie mentale, alors qu’elle présente en miroir les mêmes caractéristiques : chaos désorganisateur, discontinuité, déliaison, altération du rapport au réel et à autrui, indifférenciation… Tels sont les symptômes du secteur psychiatrique aujourd’hui !
Ce qui dix ans auparavant était décrit par Jean-Pierre Pinel [7] comme un moment de crise dans l’institution devient le quotidien des soignants et des patients. C’est comme si les constructions d’après-guerre, le savoir accumulé autour de ce qui semble une évidence – le lien soigne – se retrouve non pas contesté mais disqualifié, annulé. La contenance, la continuité, la cohérence, la fonction de pare excitation, tout cela perd sens et n’est plus que du bruit dans les oreilles. L’incompétence managériale enrobée d’un discours moderne (nos collaborateurs) s’exprime dans des processus de décision abrupts et non concertés, parfois tardifs, des arguties, des incapacités à donner des réponses claires, comme si les cadres ne savaient plus dire autrement que de façon caractérielles des limites et si les professionnels ne pouvaient tenir le manque…
On peut faire l’hypothèse que ces attaques multiples contre la pensée, les modes de relation, et le rapport à la tâche première, soigner [7], sont le symptôme d’une angoisse massive impossible à penser et d’une forme de lutte contre la dépression qui peut affecter les responsables de lieux de soins submergés par l’insuffisance de moyens, la bureaucratisation, les restructurations multiples et morcelantes…
Situation paradoxale : cette défaillance collective des processus de symbolisation génère une augmentation des pathologies des limites dans la population, à prendre en considération par les lieux de soin. Mais comme elle vient impacter par sa destructivité des institutions déjà fragilisées cela limite leurs capacités à accueillir le symptôme, notamment sous des formes vécues comme violentes, fréquentes dans ces pathologies. Emilie Labeyrie nous propose dans une vignette clinique une nouvelle figure du sujet : un sujet souffrant, en déliaison et qui s’adosse désespérément aux objets multiples et à l’usage des écrans (jeux vidéo, films, séries, chats…).
Une nouvelle clinique où les modalités de nouage entre ce qui vient de la structure même du sujet et la nature actuelle du lien social s’imbriquent dans une interaction douloureuse que la violence ou les addictions avec ou sans produit s’efforcent en vain d’apaiser. L’auteure nous présente dans cet article un travail clinique complexe de reliaison, de décryptage et de dénouage, qui exige du temps, de la continuité, une position ferme d’écart, une contenance qui vient d’une certaine façon donner sens à la décision d’Anne-Lyse Demarchi de partir d’un lieu où ce type de travail ne peut s’imaginer…
Nous poursuivons avec Jacques Borgy, cette description d’une psychiatrie déboussolée, qui n’entend plus, n’accueille plus et appelle à punir le patient quand il demande trop bruyamment à être reçu. La question de l’accueil du symptôme et de la demande sociale de sanction n’est pas nouvelle. Auguste Aichhorn, psychanalyste viennois, nous incitait à y réfléchir dès 1925 [9]. Et Patrick Declerck [10] avait eu cette phrase lumineuse : « c’est comme si on demandait au patient d’être guéri avant d’avoir pris son traitement ». Or le traitement en psychiatrie n’est pas qu’une délivrance de médicaments. C’est une certaine qualité de relation contenante, une capacité à accueillir la destructivité et l’angoisse massive, une ouverture à être dérangé et ne pas générer des réponses en boucle (exclusion ou sanction) qui, à leur tour, favorisent répétition et attaque des liens… [11]
Les protocoles de bientraitance sont rangés soigneusement dans les tiroirs : le protocole en tant qu’accord partagé et garde-fou devient une missive dont l’enveloppe remplace le contenu… Comment le psychologue, par son savoir, ses principes, ses modalités d’intervention, peutil faire tiers, et réintroduire la complexité de la relation et, comme le dit l’auteur « prendre le risque du vide, de la parole, de la rencontre » ?
En contrepoint de l’article précédent, Claire Ruiz nous amène à nous interroger sur la valeur subjective de ce qui fait violence et effraction dans les institutions. Elle nous invite à nous souvenir que l’acte violent vient dire quelque chose. Et que ce quelque chose a peut-être à voir avec le déraillement des instances censées représenter le symbolique, et qui affecte particulièrement les institutions de soin. Elle nous invite à investir des positions d’écart [11] et réintroduire du vivant, du trou, du manque face à une forme de volonté maniaque de tout quadriller… La violence comme valeur de vie ? tel est son pari de mise en sens.
La France est une start-up dynamique et qui va de l’avant, avec quelques effets de dommages collatéraux insignifiants. C’est la Voix (voie ?) présidentielle qui nous l’a dit : il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien. Cette négation des fondements de notre identité républicaine dans sa fraternité n’est pas nouvelle, elle s’exprime simplement aujourd’hui sans complexe, et c’est presque une clarification utile. Il y a plus de vingt ans, Vincent de Gauléjac décrivait un monde du travail qui se divise en inclus et en exclus [12]. En 2015, un autre pas est franchi et il écrit Le capitalisme paradoxant, un système qui rend fou [13]. C’est cet univers où la souffrance psychique atteint aussi bien les inclus que les exclus que les auteurs suivants vont approcher dans leur vision clinique.
Lionel Leroi-Cagniart décrit dans un billet d’humeur l’évolution d’un monde du travail apparemment de plus en plus sécurisé puisque les risques psycho sociaux ont progressivement remplacé les accidents du travail et maladies professionnelles, dévolus au quart monde… Et pourtant… ces risques psycho sociaux multiples sont tout aussi toxiques : humiliations, relégations, disqualifications, burn-out affectent les esprits et les corps, jusqu’au suicide parfois.
Face à cette souffrance Marie Louise Carbonnier a développé une pratique de coaching qui vient désacraliser en quelque sorte l’auteur de maltraitances au travail et aider la personne maltraitée à faire un pas de côté pour sortir de l’effet de sidération ou d‘emprise : une pratique créative qui ne se définit pas comme soignante mais qui peut être salvatrice !
Le milieu carcéral semble être un concentré de violence, un espace fermé, à part du monde, plein d‘une violence explosive qui circule entre les différents protagonistes : personnes incarcérées et personnels pénitentiaires. L’actualité s’est faite un instant l’écho des violences vécues par ces personnels. Elsa Castillan travaille dans ce lieu où l’on laisse ses effets à l’entrée chaque matin. Elle est psychologue de soutien auprès des personnels pénitentiaires : à ce titre elle offre un espace tiers, neutre, un espace transitionnel où peut se métaboliser une partie de cette violence composite en boucle. L’intégrité physique et psychique du surveillant est sans cesse menacée de façon très rude. Cela nécessite pour le surveillant ou la surveillante de lutter contre un sentiment de vulnérabilité par des mouvements défensifs que nous expose l’auteure, et par une vigilance constante et sans doute usante, source elle-même d’agressivité et de violence. Outre ces menaces directes, comme dans les précédents articles, des injonctions paradoxales viennent produire des effets de souffrance et de violence.
La pratique spécifique du psychologue en milieu carcéral nécessite souplesse et ajustements constants, dans un aller vers mobilisant la créativité du professionnel et la capacité à porter son cadre en bandoulière dans un travail qui nécessite une énergie psychique certaine.
Madeleine Cord nous parle des violences que recouvre la situation de chômage : atteinte du sujet social qui progressivement vient affecter des couches plus profondes du psychisme (désocialisation, dé légitimation, réactivation de blessures anciennes)… La double proposition de Solidarité nouvelles face au chômage permet une réponse à ces différents niveaux de traumatismes : un binôme de référents bénévoles en appui de proximité, avec parfois un soutien psychologique dans des cabinets de psychologues exerçant en libéral (des tarifs adaptés, et un lieu d’accueil non stigmatisant).
Mariana Lecarpentier expose les effets psychologiques de la discrimination d’identité, de genre, d’origine culturelle ou sociale. Elle reprend les fondements de ce qui permet d’exclure l’Autre sans culpabilité, voire avec jouissance. Ces mécanismes qui ne sont pas sans évoquer le harcèlement : stéréotypes qui filtrent toute possibilité de rencontre, relégations, disqualification, humiliations imprègnent le quotidien des personnes discriminées, rendant douloureuse toute démarche administrative ou de soin. Et surtout processus visant à l’illégitimité ou la dé légitimation de la personne et de sa demande : l’affaiblissement des organisateurs symboliques, l’individualisme décomplexé, les justifications de comptoir facilitent les passages à l’acte dans le rejet d’un autre dérangeant ou menaçant.
Face à ces disqualifications, Geneviève Ouidir, médiatrice, a développé une pratique groupale visant à renforcer les ressources relationnelles des personnes en situation de précarité. Dépasser des modes de communication défensifs, persécutifs ou agressifs, les aider à mieux repérer la dynamique des conflits, à réinvestir la parole : s’approprier leur parole singulière et entendre celle des autres.
Terminer ce dossier sur une expérience collective n’est pas anodin. Il nous apparait en effet qu’un des premiers niveaux de possibilité de tenir une posture tierce favorisant une redynamisation et une revivification des espaces de travail suppose de faire appel à du collectif : réseau de collègues, groupes de patients… tout ce qui peut donner à voir, derrière un professionnel ou un patient, une ombre portée groupée va peut-être contribuer à refaire institution.
Osons également répondre à l’invitation de François Cusset à revisiter nos pratiques et les ajuster à cette réalité violente, notamment rendre visible son travail, l’expliciter dans un langage accessible, le publier comme le font les contributeurs à ces dossiers. Cela devient une exigence et favorise une parole autre, créative, vivante, attentive à ce qui fait l’humain.
je ne voyais pas la route sinon la lumière
écrire trace et évidence
pour ne rien achever qui s’est ouvert je ne sais quand
[…]
un jour ça se détache
lambeaux fragments copeaux
l’outil flamboie
et ouvre le passage.
Simone Molina, psychanalyste [14]
Raymonde Samuel
Psychologue,
Coordinatrice des dossiers sur la Violence (P&P n°255 et 256)
Références Bibliographiques
[1] Melman C., L’homme sans gravité, jouir à tout prix, Denoël, coll. Médiations, 2002.
[2] Lebrun J-P., La condition humaine n’est pas sans condition, Denoël, 2010.
[3] http://www.psycom.org/newsletter/archive/166bb02fdf713bab0be597509b32de26
[4] Dossier « Un monde sans limite » in Psychologues et Psychologies n°224, déc 2012.
[5] Drieu D. et Pinel J-P., « Introduction » in Violences et institutions, Dunod, 2016.
[6] Kaës R. et al. , Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Dunod, 2008.
[7] Pinel J-P., « Souffrance et psychopathologie des liens institués », in Kaës R. et al. [6]
[8] https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1997_num_1208_1_2985
[9] Aichhorn A., (1925, 2002), Jeunes en souffrance, Champ Social Éditions : Nîmes, 2002. (réédition de l’ouvrage de 1925, Jeunesse à l’abandon, Toulouse : Privat, 1973), texte préfacé par S. Freud.
[10] Declerk P., Le Sang nouveau est arrivé, Gallimard, 2005 ; Folio, 2007
[11] Roman P., « Les figures paradoxales de l’institution », in Violences et institutions, Dunod, 2016
[12] De Gauléjac V. et Taboada I., La Lutte des places. Insertion et Désinsertion, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
[13] Hanique F., Le Capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, Paris, Le Seuil, 2015.
[14] Molina S., Archives incandescentes, Écrire entre la psychanalyse, l’Histoire et le politique, L’Harmattan, 2016.
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