P&P n°255 : Violences 1.les violences sociétales (avril 2018)
Description
Une ambition militante nous a poussés à proposer une réflexion sur la violence à partir d’une clinique du contemporain.
Sujet vaste, bien trop vaste, et les lecteurs nous pardonneront à l’avance de n’en proposer qu’une ébauche. Ébauche qui mobilise et déjà dépasse les standards de publication de la revue, puisque nous avons été contraints de scinder en deux les propositions qui nous sont parvenues.
Ébauche imparfaite car, à l’instar de Freud, et de nombreux autres, aborder ce problème sans faire appel aux autres sciences humaines serait inconvenant. Vous ne serez donc pas surpris que les contributeurs de ce dossier mobilisent d’autres cadres de référence du savoir de l’humain.
Ébauche difficile car nous sommes malmenés par la multiplicité des types de violences qui nous entourent et nous bousculent, au risque de céder aux tentations du café du commerce ou de la théorie du complot… et par la multiplicité des éléments de causalité qu’il faudrait reprendre dans un tout cohérent …
Violences quotidiennes et incivilités, qui occupent tous nos espaces sociaux, violences de la sursaturation d’écrans vampiriques qui juxtaposent des cadavres d’enfants, des batailles autour de l’héritage, les problématiques humaines les plus essentielles et les jeux du cirque, effaçant de fait les traces d’une information qui pourrait nous aider à comprendre le monde et nourrir un optimisme raisonnable.
Nous avions dans un dossier précédent évoqué un monde sans limite1 où l’effondrement du sacré, le vacillement du symbolique et l’accélération de la maîtrise du vivant par la science provoquent une forme de liquidation collective du transfert par effacement de l’autorité référente et d’un savoir digne d’être transmis.
Pour aller plus loin, on ne peut faire l’économie, quand on parle de violence contemporaine, d’aborder deux moments qui fondent symboliquement, même si elle est bien antérieure, la structure particulière de cette violence : par leurs spécificités ils font coalescence, métaphorisent des mutations dont l’origine est très ancienne et dont les effets perdurent aujourd’hui. Ils ne sont pas les seuls éléments explicatifs, mais ce sont ceux les plus à même de nous permettre d’aborder les contributions à ce dossier.
L’EXTERMINATION DE MASSE
Les deux guerres mondiales, dans leurs extrêmes, ont fait voler en éclat l’illusion d’une société que la science et les lumières faisaient avancer. Pour de nombreux auteurs philosophes, psychanalystes et sociologues, c’est le génocide, par ses caractéristiques, qui vient faire rupture :
• Primauté de l’être biologique sur l’être symbolique : la race maudite est à exterminer, de façon systématique, de peur de la contamination2. Ce caractère est à mémoriser dans la façon dont nous allons aborder aujourd’hui les questions de bioéthique : reviendrons-nous au biologique ?
• Extermination systématique et obsessionnelle, de type industriel, effectuée par un État, et complicité des populations et des autres États : la chute de l’État de droit tel que le définissait Spinoza garant tant de la sécurité que de la liberté, va, avec la disparition du sacré et la faillite des utopies, précipiter la chute des référents symboliques, telles que nous les avions abordées dans notre précédent dossier.
L’ordre symbolique semble être effacé au profit de la Loi aléatoire du chef de horde3, aussi bien au niveau des États que des institutions…
• La banalité du mal4, voire la jouissance dans le mal et la double déshumanisation : déshumanisation personnelle et déshumanisation de l’autre, tels qu’ils peuvent s’opérer dans le processus d’embrigadement dans l’islam radical décrit par Serge Hefez, nous intimant à la remise en jeu permanente de notre condition humaine : « devenir adulte c’est actualiser l’humanité dont on dispose virtuellement à la naissance »5.
La répétition des génocides, l’impunité des États, viennent réactiver cette interrogation sur ce qui fait humanité, qui est une question universelle et non l’affaire de certains, directement concernés.
UN NÉO LIBÉRALISME DESTRUCTEUR
C’est dans les années 80 que Stanislas d’Ornano situe l’explosion du capitalisme globalisé, la suprématie du néolibéralisme et de l’individualisme, la dépossession bureaucratique et la visibilité des inégalités et de leurs frustrations.
Nous laisserons aux experts économistes et politologues la définition de ce phénomène complexe et de ses conséquences, mais force est d’en constater les effets délétères et sa puissance de destruction du lien social : capitalisme mondialisé, surconsommation constamment stimulée, volonté isolationniste des régions riches, traitement ambigu et inapproprié de la gestion des flux migratoires et, plus visibles, les phénomènes d’absence à soi-même masqués par une surexposition factice de soi, ainsi que la rentabilisation mécaniste des services de santé : autant d’éléments d’une bête sans visage qui semble impossible à arrêter… et qui suscite angoisse massive, replis identitaires et mouvements de rejet.
Que peut donc faire le psychologue dans cette histoire ?
Claude Lagrange6 évoque pour la violence la question « de la relation en mal d‘élaboration c’est-à-dire une difficulté d’être avec l’autre, à faire face au visage de l’autre, pour acceptation de sa différence. Faute de quoi, ce raté à être sujet avec autrui dans une relation d’altérité sombre dans un face à face de « l’un ou l’autre », où l’un des deux doit s’effacer – ou disparaître, comme on dit […] dans une relation où le tiers – comme principe organisateur qui énonce les règles et les limites dans les activités interhumaines – est exclu »… Jacques Pain dans le même ouvrage dit de l’intervenant social qu’il « est pris entre la relation et la loi. Son problème c’est de marcher en soutenant la relation et en tenant la loi, dans la direction de l’autre. D’un autre qui de surcroît […] est peut être sans demande ».7
Dans ce contexte, soutenir la relation et tenir la Loi est sans doute un exercice périlleux. Le psychologue est donc doublement impacté par cette violence contemporaine, en tant que sujet ordinaire, citoyen, parent, voisin, et en tant que garant professionnellement du signifiant et du langage là où le vide de sens, la technicité muette, la mise à l’écart de l’autre cherchent à se faire une place par des passages à l’acte constants.
Position difficile, et exercice qui ne peut plus se satisfaire d’un combat individuel : nous espérons que ce dossier aide à sortir de l’isolement, à conforter une approche humanisante d’autrui, à sortir de l’effet de sidération et d’impuissance qui peuvent survenir et affecter tant le citoyen que le professionnel.
Tous dépendants ? Avec Pierre Gaudriault, nous nous interrogerons sur la violence de la soumission aux toxiques dans nos vies, et sur la façon dont le manque, qui structure le sujet, devient impossible à tenir pour certains, au prix de leur autonomie. Telle cette mère au restaurant, disant à ses enfants qui lui enjoignaient de fermer son téléphone : « je ne peux pas, j’ai peur de manquer quelque chose ! »
Après avoir rappelé l’usage des produits toxiques dans les guerres et leur poids dans les passages à l’acte violent, c’est sur l’intoxication sans produit que l’auteur nous amène à nous questionner…
Intoxication du mitraillage d’informations sans hiérarchie, sans sens autre que le goût du sang parfois, pouvoir réel d’emprise par l’information aujourd’hui amplifiée par les réseaux sociaux, ces mécanismes de l’intox ou de la rumeur déboussolent les plus avertis et représentent une arme redoutable aux mains des réseaux d’embrigadement ou de propagation de la haine.
Mais également hyperconnexion, phénomène d’emprise par des personnalités toxiques de moins en moins tenues par une loi symbolique, conduites extrêmes telles que le binge drinking, nombreux sont les champs des nouveaux usages liés à des dépendances physiques, techniques ou affectives.
Perte d’autonomie, exposition morcelée et quantifiée d’un sujet via les réseaux sociaux et les objets connectés : nombre de like, d’amis, de pas faits le jour, de cycles du sommeil la nuit, de calories absorbées… ? On peut se questionner sur ce qui se dit là du rejet du manque, où il faut aller de plus en plus loin, de plus en plus haut chercher un comblement, un gonflement narcissique fugace et illusoire.
Raymonde Ferrandi nous incite à faire un pas de côté par rapport au « discours le plus bruyant » et réfléchir au sens de l’irruption violente sur Internet de la dénonciation des violences sexistes.
Est-ce un effet de balancier ? ou ces débordements appellent- ils une autre signification ? N’y a-til d’autre façon d’être que d’être victime ou bourreau ? C’est à l’articulation de la clinique et de l’éthique que l’auteur pose son questionnement.
On ne peut s’empêcher de penser aux Justes, de Camus : « On commence par vouloir la justice et on finit par organiser une police »…
Pour R. Ferrandi « Balance ton porc » ce lynchage médiatique dans son débordement pulsionnel, sans réflexion sur la question culturelle du genre, sans éclairage différencié sur chaque mode de relation intersubjectif et ce qui s’y joue… peut être autant libérateur que préjudiciable. L’égalité passe-t-elle systématiquement par la mêmeté c’est-à-dire une féminité phallique cherchant à s’approprier le pouvoir et non à le faire disparaitre ?
A partir de la guerre des sexes, l’auteure nous amène à nous interroger plus globalement sur le rapport à l’autre, dans la dimension subjective et culturelle des comportements de genre, dans les modes dématérialisés de communication, dans des usages sociaux et vestimentaires marqués par l’individualisme et donc plus difficilement décodables.
C’est à un étrange voyage vers l’Afrique que nous convie Léopold Badolo. Nous serions tentés de dire si loin, si proches tant son regard sur les violences à l’école, son approche systémique et pluri référentielle nous parle, et questionne l’universalité du rêve de l’éducation émancipatrice.
Il contextualise cette problématique dans l’espace africain pour que nous puissions mieux en situer les enjeux spécifiques, et pourtant…
Les définitions qu’il propose, le démontage des mécanismes propres à susciter de la violence – violences paradoxales d’un système maltraitant et humiliant pour tous les protagonistes, institution qui n’a pas les moyens de ses ambitions, poids des injustices, épuisement des enseignants, raptus violents qui signent l’insupportable d’un rêve déchu – tout cela pourrait s’appliquer aujourd’hui à certains de nos espaces et/ou champs éducatifs…
Marie-Louise Carbonnier interroge le rapport du psychologue à l’analyse du fait religieux. Elle nous incite à sortir de notre pré carré laïc et à nous intéresser, sans nous y noyer, au fait religieux impliqué dans la vie sociale. Elle nous engage à observer la circulation des énergies de la violence, dans des dimensions soit progressistes soit régressives : y a-t-il réellement violence ? quel est le sens de cette violence ? que faire du trauma du témoin des violences, longtemps négligé ? que signifie l’attaque des symboles religieux de l’Autre ? quelle influence les réflexions humanistes peuvent-elles avoir sur des pratiques violentes, tout en permettant d’en conserver la fonction symbolique ? Tout un champ à explorer pour la créativité des peuples. Enfin, elle nous propose, avec Marc Crépon, une lecture qui fait sens de notre sentiment d’impuissance face aux violences
contemporaines, à notre place de témoin.
La violence est aussi faite de surstimulations quotidiennes, du poids de cette bureaucratie persécutrice et de cette proximité du pauvre ou du migrant qui génèrent des sentiments ambivalents et complexes : colère, honte, menace identitaire, crainte de la précarité et élan de générosité…
Loic Brossier analyse cette violence telle qu’elle s‘exprime dans les raptus comportementaux et les paradoxes sociétaux, en affectant les plus démunis.
Matthieu Garrot nous invite à retrouver le chemin de l’utopie, déserté par la chute des idéologies et par la désaffection du Politique par les politiques. La cité est à réinventer, une cité qui dépasserait l’effroi de la proximité de l’étranger, du migrant, du pauvre. La surmodernité n’est-elle que le pansement maniaque du deuil mélancolique de nos croyances et illusions perdues ?
Il n’est de bonne voile à qui ne connait son port, disait Sénèque. Peut-il y avoir pour l’homme d’autre destination que l’utopie humaniste ? Matthieu Garrot nous engage à développer notre sens critique face à un monde apparemment libéré, mais rejetant, clivé, surveillé, qui se rapproche des pires prédictions futuristes des années 19708, alors que de nouvelles utopies commencent leur narration…
Il n’était pas possible dans ce dossier sur une clinique contemporaine de la violence sans essayer d’approcher de façon dépassionnée et loin des sirènes, la question de la radicalisation. Il semble y avoir une confusion dans nos élites entre comprendre et excuser. Comprendre n’est pas excuser mais chercher à décrypter loin de toute complaisance les mécanismes complexes qui ont mené à ce phénomène hybride, à l’articulation a
minima du politique, du psychique, du social et du culturel…
Laurence Plattier nous parle d’une double voix : celle d‘une mère qui cherche à comprendre ce qui l’éloigne de sa fille, celle d’une professionnelle qui dans un travail de secondarisation a développé une expertise dans la prévention de la radicalisation. Sa double approche du parcours d’embrigadement tant au niveau du processus que des états émotionnels, démonte une mécanique qui peut sembler irrépressible, dans sa puissance mais qui aussi apparait dans ses points de fragilité.
Compréhension utile pour engager des actions de prévention et accueillir un potentiel retour vers les chemins ardus de la quête identitaire et de la liberté de penser…
Annabelle Jaccard nous convie à un voyage à l’intérieur de la haine, à l’écoute d’une parole en mal de subjectivation. Comment se théâtralisent dans une vulnérabilité de la construction identitaire une désaffiliation puis une ré affiliation tant salvatrice que destructrice ?
Patrick-Ange Raoult contextualise ce mouvement de désaffiliation puis de ré affiliation à une frérocité, qu’il relie à la diversité et la multiplicité des écueils impossibles à franchir pour une personnalité déjà fragile, en écho à ce constat de Jean Jacques Moscovitz : l’horreur n’est plus rejetée mais au contraire fait lien social, identification réparatrice de l’humiliation ».
Sortir de notre état de sidération, face à un phénomène singulier, déroutant, qui suscite de prime abord l’effroi, telle est nous semble-t-il la vocation de ces contributions.
Dans un deuxième dossier nous aborderons plus spécifiquement les violences institutionnelles qu’observent ou que vivent – entre autres – les psychologues.
Entretemps, faisons nôtre cette invite de Patrick Chamoiseau : 9
Amorces
Depuis l’effroi, depuis la peur
Depuis la rumeur abyssale des griots et conteurs
Depuis l’encre de celui qui écrit
De la magie du verbe qui ordonne au réel
aux odyssées aveugles qui s’appliquent à tout voir et à tout raconter
Des folies qui galopent dans l’audience des moulins
Aux passions qui font scène dans de puissants royaumes
La haute saisie du temps
Dans les arcanes du souvenir et le cosmos de la mémoire […]
Tout fait souvenir de ce qui fut et tout nous ouvre encore
Tout nous libère enfin et nous relie à tout.
Nulle ruine donc dans l’élan fondateur au coeur des origines
Beau sourire soudain du tout possible dans l’enthousiasme de ce voyage qui s’ouvre.
L’errance, de mémoire longue, se maintient juvénile toute sacrale et païenne
L’HORIZON FAIT IMAGE
NULLE PORTE NE SE REFERME
Raymonde SAMUEL,
Psychologue, Coordinatrice du dossier
1 Dossier « Un monde sans limites », Psychologues et psychologies n°224, décembre 2012
2 Moscovitz J.-J., « La Shoah et le piège du mal, l’esprit du temps », Topique 2005/3 n° 92, pp. 59-78. En ligne : http://www.cairn.info/revue-topique-2005-3-page-59.htm
3 Enriquez E., (1983), De la horde à l’État. Essai de psychanalyse du lien social. Éditions Gallimard
4 Arendt H
5 Lebrun J.-P., (2010), La condition humaine n’est pas sans condition, entretiens avec Vincent Flamand, Denoël
6 Lagrange C. (1998), « Rapport au corps dans une relation violente », in L’institution la violence et l’intervention sociale, Ed. Matrice
7 Pain J., (1998) Violence, « Conflit et médiation », in L’institution la violence et l’intervention sociale , Ed. Matrice
8 Robert Silverberg, les monades urbaines, Philippe Curval : cette chère humanité, Isaac Asimov : Aurora…
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