Ou le changement de gouvernance et du sens sociétal
Cet article est paru dans le n°221 de Psychologues et Psychologies (avril 2012)
L’Etat français sous l’influence de directives européennes a apporté une approche symptomatologique (réduction des symptômes) au phénomène social appelé risques psychosociaux (RPS). Cette souffrance accrue au travail (Troubles musculo-squelettiques ou TMS, suicides sur le lieu de travail, stress, burn out,…) a créé ces dernières années, un nouveau marché financier très convoité.
Dans une approche étiologique des RPS, nous explorerons leur ampleur et leurs causes ainsi que les faits sociologiques et macro-économiques induits par le choix de gouvernance (français et plus largement européen et mondial), à l’origine du renversement du sens sociétal. En effet, le « psychosocial » ne constitue pas un risque pour les sociétés humaines mais en est bien sa richesse. Ainsi, la recherche des causes par l’approche diagnostique et systémique montrera que l’émergence de nouvelles formes de travail du capitalisme, aujourd’hui financiarisé, constitue bien, le réel danger pour le respect et l’équilibre psychique et physiologique des individus au travail et que ces changements déséquilibrent ainsi l’ensemble de la société.
Dans une approche systémique, les différents systèmes de gouvernance - nationale, européenne et macro-économique (mondiale)- s’emboîtent et interagissent, chacun étant sous-système d’un système plus complexe. Le travail a bien sûr d’énormes conséquences sur la cohésion sociale dans son ensemble mais aussi, par ce qu’il produit, un impact sur l’équilibre de l’écosystème planétaire (pollutions, épuisement des ressources,…).
Ces éléments nous concernent donc tous quel que soit notre champ d’exercice. Nous sommes en effet, tous témoins et/ou victimes de ces changements de gouvernances et de leurs conséquences sur l’équilibre psychique et physiologique des personnes et sur le lien social ; victimes aussi des attaques de plus en plus acérées contre l’autonomie de notre profession et le sens même de notre travail.
Historique des RPS et le traitement symptomatologique choisi par l’Union européenne
Le stress, le harcèlement, les exigences de performance ont toujours existé dans le monde du travail. Les troubles psychiques (dépression, burn-out, addiction, suicides,..) et physiologiques (maladies professionnelles, TMS notamment) qui en découlent sont interdépendants et ont toujours été l’objet de notre champ d’application de la psychologie. Certains, donc parmi nos confrères, sont persuadés que les RPS ne revêtent pas une réalité nouvelle mais ne sont qu’un épiphénomène surmédiatisé.
RPS et ses liens avec la psychologie
Les RPS ont commencé au niveau mondial avec l’avènement des psychopathologies (burn-out et épuisement professionnel) générées par le travail dans les secteurs médicaux, paramédicaux, éducatif et social dans le milieu des années 70.
Ce phénomène a initialement pourtant été étudié par les psychologues sociaux américains (Freudenberger, 1974 ou Malash, 1976) sous l’angle unique de l’engagement relationnel spécifique que nécessitent ces professions (usure liée à la relation d’aide). Cependant, un tiers des salariés en UE et 40% aux Etats-Unis (1) sont touchés par le stress en début de ce siècle. Ce phénomène de burn-out s’est, en effet, amplifié et est constaté depuis dans tous les autres métiers et secteurs.
La psychologie du travail a été érigée comme discipline et profession par l’Etat français (première chaire en 1928 au CNAM), pour garantir l’intérêt général, la paix et la performance sociale. Il fallait réduire les nuisances du libéralisme que servait l’OST –organisation scientifique du travail (taylorisme). Ce paradigme taylorien d’organisation du travail, outre Atlantique, ne prenait pas en compte, en effet, les lois d’équilibre et de conservation des individus au travail. Son application générait alors un eugénisme « sélectionnant les plus performants et excluant les moins aptes, utilisant de façon dispendieuse un réservoir inépuisable de la main d’œuvre » (2).
Ainsi, en France, l’Etat a choisi à l’entre deux guerres de réguler et règlementer la question sociale des conflits entre patrons et ouvriers par un arbitrage scientifique de la psychologie appliquée au travail (orientation professionnelle et psychophysiologie à ses débuts). Il cherchait ainsi, par cette mise en œuvre, les conditions de la paix et de l’harmonie sociale (2) relevant de sa responsabilité sociétale.
L’absentéisme, indicateur initial des RPS
L’indicateur initial des RPS est, en fait, le taux d’absentéisme dans les organisations. Les causes individuelles existent, certes, mais l’absentéisme chronique en entreprise est surtout l’indicateur d’une faille dans l’organisation du travail et le management.
Les indemnités journalières maladie ou accident ont connu entre 1997 et 2002 une période de très forte progression (+46%), le nombre des indemnités journalières (IJ maladie) a cru de 34%, dont 10% pour la seule année 2002. La durée des arrêts de travail en France (3) s’est aussi accrue. Ce taux d’absentéisme est deux fois plus élevé dans le secteur public que dans le secteur privé (4).
Le coût et la croissance fulgurante des IJ (nombre et durée) ont été jugulés (diminution du taux de croissance ou stabilisation) par la politique volontariste du gouvernement français de maîtrise de ces dépenses depuis 2003 : les objectifs fixés dans la convention médicale et renforcement des contrôles par la CPAM (3 et 5).
La stratégie communautaire de santé et de sécurité au travail 2002-2006 (6) explique d’ailleurs, la nécessité pour l’Europe de gérer le coût croissant de cet absentéisme généralisé. Les causes de la dégradation du bien-être au travail sont bien identifiées comme issues de ces choix de gouvernance européenne du traité de Lisbonne, de libéralisation financière (accords de Schengen signés en 1985 par la France) et de tous les marchés y compris publics (Pacte unique européen 1987). Ces options européennes de Lisbonne sont décrites comme « des changements profonds affectant la société, l'emploi et les enjeux de santé et de sécurité au travail ». Le texte situe la répercussion de ces changements sur la santé au travail au niveau :
- des formes d'emploi (cf. § 2.2 du texte): précarité accrue (temps partiel, chômage « naturel »,..)
- de l’organisation du travail (cf. § 2.3 du texte): mutations de l'organisation du travail, modalités flexibles d'organisation du temps de travail, gestion des ressources humaines plus individuelle et davantage fondée sur une obligation de résultat
Ces changements induisent la stratégie symptomatologique imposée aux Etats membres de l’UE d’où découle le cadre législatif français. Leurs conséquences acceptées comme telles au niveau de la santé au travail, déjà perceptibles en 2002, donnent naissance a un marché correspondant à un couloir humanitaire des nouvelles organisations de travail (Yves Clot) (7) que constitue le cadre législatif récent sur les RPS (issu pour la France des recommandations du rapport Légeron 2008).
Selon cette stratégie européenne « les maladies considérées comme émergentes telles que le stress, la dépression ou l'anxiété ainsi que la violence au travail, le harcèlement et l'intimidation représentent à elles seules 18 % des problèmes de santé liés au travail, dont un quart entraîne deux semaines ou plus d'arrêt de travail. La fréquence de ces pathologies est deux fois plus élevée dans l'éducation et services de santé et action sociale. (…) » (6). Le stress devient alors une maladie émergente à diagnostiquer, traiter et soigner pour protéger les plus faibles génétiquement alors que ce stress est bien un ensemble de symptômes de déséquilibre psychique face à une agression et qui permet d’agir pour restaurer l’équilibre.
Cette approche symptomatologique a créé ainsi progressivement l’émergence d’un nouveau marché financier de santé et sécurité au travail (harcèlement, RPS) susceptible de créer le type de croissance économique recherchée par les marchés financiers (donc création de richesses financières à court terme). Cette stratégie devient la seule voie possible et impose aux pays et populations de l’appliquer puisque les causes sont établies comme une fatalité par l’UE.
Vers une gouvernance mondiale financiarisée (8) :
de l’Etat-Providence à l’Entreprise-Providence
La gouvernance européenne basée sur la libre circulation financière sans entraver les marchés, génère la précarisation du travail et des organisations qui ne respectent pas les lois d’équilibre des individus et des groupes au travail. Selon la classification hiérarchique des besoins (pyramide de Maslow), les besoins primaires de type physiologiques (survie de l’espèce) et de sécurité (préservation de l’existant), sont ainsi directement visés. Les autres besoins nécessaires au lien social (appartenance et estime) et d’accomplissement de soi ne peuvent alors être comblés eux aussi. La cohésion et la paix sociale sont mises en péril.
Cette orientation politique européenne est grandement influencée par un mouvement macro-économique plus global : la financiarisation récente de l’économie. Voici donc, depuis plus d’un demi-siècle, l’exposé des évolutions des fondements de l’ordre économique et social et leurs incidences sur les organisations et le travail.
De 1945 au milieu des années 80 : Le capitalisme « managérial » en Europe
A partir du modèle théorique économique de J.M. Keynes, le plan Marshall a été mis en place après la seconde Guerre mondiale pour reconstruire les pays d’Europe. Dans cette conception économique, c’est bien l’Etat qui régule les lois des marchés dans son rôle et responsabilité de progrès social et prospérité pour les populations. Son optique est de permettre le plein emploi (sécurité de l’emploi, professionnalisation, plan de carrière,…) pour assurer le bien-être de ses membres et la prospérité de la société.
Jusqu’à la fin des années 70, en effet, le mode de gestion des entreprises est qualifié de managérial (capitalisme managérial). L’entreprise est conçue comme une institution sociale avec une entité propre. Les managers se devaient d’être au service de l’entreprise, de sa prospérité et longévité. Ils avaient donc une grande autonomie vis-à-vis des actionnaires (séparation entre la propriété du capital et le « contrôle » c'est-à-dire la gestion d’entreprise). Ce juste compromis managérial était renforcé et impulsé par l’action publique qui jouait un rôle central (protections sociales) dans la croissance selon les conceptions du modèle économique keynésien.
Milieu des années 80 à aujourd’hui : L’avènement du système capitaliste « financiarisé »
Le capitalisme managérial a été détruit à partir des années 80 avec la financiarisation des entreprises (capitalisme financiarisé). Les 30 Glorieuses ont permis une épargne conséquente. Dans ce contexte, les privatisations ont provoqué la concentration des actions dans les mains d’investisseurs spécialisés internationaux, les investisseurs institutionnels. Le poids croissant de ces acteurs financiers dans l’économie a fait progresser les conceptions de la thèse économique libérale (thèses de l’économiste M. Friedman) prônant un marché libre de toute régulation y compris dans la construction de l’UE et son tournant néolibéral des années 90.
Cette conception macro économique devient au niveau mondial le nouveau fondement de l’ordre économique et social inspirées par les thèses de M. Friedman et F. Hayek (Société du Mont Pèlerin, association internationale regroupant les intellectuels libéraux).
Le capitalisme financiarisé a donc transformé la conception même de l’entreprise en créant un activisme actionnarial. Il a engendré une pression de plus en plus forte auprès des dirigeants pour atteindre des taux d’intérêts croissants de 15 à 20% l’an (stock option, intervention directe, composition des conseils d’administration). La mise en place de contrôle de gestion, méthode de gestion créée pour un pilotage global de l'organisation dans une perspective d'amélioration de la performance économique, s’est alors imposée. A partir de techniques de gestion comptables, une fonction tactique de pilotage du changement relevant de la direction générale est apparue. L’objectif du contrôle de gestion est la prévision de performance financière à court terme permettant de fiabiliser les taux de profits des détenteurs du capital.
L’entreprise se trouve alors exclue de la conception d’institution sociale (capitalisme managérial) et les dirigeants sont choisis pour mettre en œuvre deux principes directeurs : Gérer l’entreprise en fonction des intérêts uniques des actionnaires et d’eux seuls et se focaliser sur la « valeur actionnariale » (profit des propriétaires du capital) et non plus sur le développement de l’entreprise.
Le recentrage des objectifs de l’entreprise sur les résultats financiers à court terme induit un éclatement des collectifs de travail et des professions qui sont soumis (gouvernance autoritaire) aux intérêts des propriétaires du capital et de leurs exigences de profit maximum préétablies.
Est réduit à néant le pouvoir du manager et ses compromis nécessaires entre le « contrôle » (gestion) et la propriété du capital. L’alignement des managers sur l’intérêt du capital débouche sur l’augmentation des inégalités, l’insécurité, les déstabilisations constantes, les sous-traitances en cascade, la flexibilité… Il s’agit, en effet, de recentrer l’entreprise sur les segments les plus performants et de réduire les actifs (masse salariale, patrimoine, stocks,…) afin d’accroître les performances financières immédiates.
Alors que l’utilisation du PIB (Produit intérieur brut) - unique indicateur économique - avait à l’origine pour but d’évaluer et d’aider à tendre vers le progrès et la performance sociale, la performance économique n’obéit plus aujourd’hui qu’à cet unique indicateur. Ainsi, seule l’accumulation financière à court terme est mesurée et recherchée par les marchés à travers une croissance infinie (augmentation des recettes et diminution constantes des dépenses).
Les limites de cet indicateur de performance économique (PIB) engendrent alors des nuisances sociales et environnementales évidentes pour les nations et populations (rapport Stiglitz 2009) (9).
Emergence du taux de chômage dit naturel et le libéralisme
Le capitalisme managérial présuppose que l’Etat vise le plein emploi pour garantir la cohésion et la performance sociale mais ce n’est plus l’objet du capitalisme financiarisé. \"Sur le plan théorique, la restauration libérale s'est appuyée sur la contre-révolution monétariste. L'Etat ne doit pas se donner pour objectif le plein emploi, car cela génère un rapport de force trop favorable aux salariés. Il faut accepter un certain taux de chômage \"naturel\", pour discipliner les hausses de salaires. Ce taux doit être d'autant plus élevé que les travailleurs sont exigeants.(..) La politique macro économique n'est donc plus le plein emploi mais la rentabilité des entreprises\" (8).
Les outils de lutte contre le chômage que nos gouvernements s’efforcent de mettre en place, en tant qu’initiateur et promoteur de l'Europe néolibérale actuelle, ne sont ainsi qu’une stratégie de régulation d’un taux acceptable de chômeurs pour les populations. Le capitalisme financiarisé met ainsi en concurrence les Etats et leurs politiques de protection sociale et de bien être social, devenues nuisibles à la loi des « libres » marchés au niveau mondial et à la maximisation des profits.
Le nouveau management public et son action sur l’autonomie des professions et les services publics français
Les services d’intérêts généraux français appelés services publics ont été reconnus comme les plus performants par l’UE. Romano Prodi, alors Président de la Commission européenne, rendait hommage au niveau d'efficacité des services publics français estimant que les services publics sont la force de la France et qu’il « serait bon que des pays imitent cette efficacité »... sous réserve toutefois que cela « ne suscite pas de réactions négatives dans d'autres pays qui respectent les règles de la concurrence ».
Pourtant, avec le changement de gouvernance mondiale et les orientations néolibérales de l’UE dans les années 90, un nouveau mode de gestion des services publics et politiques publiques s’était instauré qui se renforce depuis une vingtaine d’années pour respecter les règles de la concurrence uniquement. La version actuelle de ce type de management est portée par la RGPP (réforme générale des politiques publiques) et utilise les outils du lean management appelé aussi toyotisme. Ce nouveau type de management public (NPM) est une doctrine managériale initiée par des plans doctrinaux d’inspiration néolibérale portés par M. Thatcher en Angleterre et R. Reagan aux USA dès la fin des années 70. Les thèses néolibérales de l’économiste F. Hayek visent spécifiquement à transformer l’Etat en une société de marchés où les principes de l’économie de marché (libéralisme friedmanien) orientent et contraignent les comportements des organisations et des individus (10).
En France, avec vingt ans de décalage par rapport à la Grande Bretagne, les principes du NPM, visant à détruire l’autonomie des professions dans l’Etat, sont utilisés essentiellement, en tant que plan managérial de maîtrise des coûts des dépenses publiques (10). Une étude comparative de l’impact de ce NPM en Grande Bretagne et en France a été réalisée en 2011 par un collectif de sociologues du travail (11) qui analyse son impact sur les professions dans l’Etat et plus particulièrement de l’éducation et de la santé.
Le NPM a 5 principes managériaux
1-séparation entre fonction stratégie, pilotage, contrôle et fonctions opérationnelles de mise en œuvre et d’exécution (nouvelle grille de classification et pesée des emplois notamment)
2- fragmentation des bureaucraties verticales par création d’unités administratives autonomes (des agences) par décentralisation ou empowerment de groupes d’usagers (pouvoir de s’affirmer, de s’autonomiser et de s’émanciper de la communauté).
3- recours systématique aux mécanismes du marché (concurrence entre secteur public avec le privé, individualisation des incitations (primes), externalisation de l’offre (sous-traitance)
4- transformation de la structure hiérarchique administrative en renforçant la responsabilité et l’autonomie des échelons en charge de la mise en œuvre de l’action de l’Etat
5- mise en place d’une gestion par les résultats fondée sur la réalisation d’objectif, la mesure et l’évaluation des performances et les nouvelles formes de contrôle dans le cadre de programme de contractualisation (LOLF–loi organique sur les lois des finances; Contrat d’objectif de résultats, comptabilité en contrôle de gestion).
Le NPM et les « bureaucraties professionnelles »: en finir avec l’exception française !
Afin de procurer le plein emploi et d’assurer la performance globale, l’Etat français avait au sein de ses institutions publiques (appelé aujourd’hui «monopole » d’Etat et discrédité) un grand nombre de professions dont il assurait l’indépendance à travers une organisation de « bureaucraties professionnelles verticales », centrées sur la qualification professionnelle, l’intérêt général et les besoins de la population (fonction de régulation des inégalités sur l’ensemble du territoire). Cette exception et spécificité française assurait une performance reconnue par tous mais s’avère contraire aux principes de libre concurrence et de libre marché. Les critiques portées par le libéralisme à l’encontre de ces bureaucraties dont l’objet était la performance d’intérêt général durable ont été violentes (ils ont été qualifiés de « fainéants », profiteurs, coûteux, privilégiés) et renforcées par les critiques de nombre de sociologues marxistes des années 80 qui voyaient dans ces professions d’Etat « les rouages du capitalisme au service de l’asservissement des populations» (11).
Ainsi, les deux idéologies politiques qui s’opposent par essence, se sont retrouvées convergentes pour détruire l’autonomie dans l’Etat des professions (médical, social, justice, emploi et formation, éducation,...) et les mettre sous le joug des politiques publiques gestionnaires (management top down donc par le haut).
Avec la libéralisation des services publics en France (1987), les professions sont attaquées directement dans leurs régulations verticales (multiplication des contrôles, lois sécuritaires notamment, réformes, réorganisations,…) ce qui entraîne un découpage en compétences pour créer de nouveaux emplois susceptibles de créer une main d’œuvre docile et peu coûteuse car peu formée et précaire.
Cette libéralisation des services publics a commencé par les secteurs des transports (SNCF, Air France, EDF, La Poste) mais aussi les télécommunications avec France Telecom qui s’est illustré symboliquement par les premiers suicides sur le lieu de travail.
Le plan stratégique NEXT savamment orchestré par les 5M (Management par le stress, Mobilités forcées, Mouvement perpétuel, Mise au placard et Mise en condition de retraite forcée) a permis vingt deux mille suppressions de postes en trois ans, objectif de résultats prédéfini et réussi en 2005. 23 suicides encore se sont produits en 2010 mais les actionnaires ont pu se partager onze milliards d’euros de dividendes dont 1 milliard pour l’Etat actionnaire.
Le NPM s’étend progressivement à tous les secteurs par le biais des réformes RGPP -La Poste, l’université, l’emploi et l’insertion, l’hôpital- et provoque diverses réactions éparses des institutions en question : SLR (sauver la recherche), contre la LRU (loi université), collectif des 39, les magistrats,… et aussi le collectif citoyen de « l’Appel des appels » qui cherche à les unifier.
La stratégie européenne de régulation des professions et garanties sociales apportées aux populations : l’exemple d’EUROPSY et l’uniformisation européenne des psychologues
Dans la logique de libre circulation des personnes et compétences, l’UE développe une stratégie d’équivalence de diplômes entre pays et de validation des acquis d’expérience. L’optique étant pour le NPM, la destruction des organisations collégiales appelées bureaucraties professionnelles (verticales) et donc l’autonomie des professions facilitant l’alignement des exécutants aux intérêts des politiques gestionnaires et aux objectifs de résultats financiers. Cette stratégie de management de type dictatoriale est clairement imposée par le haut dans une logique d’uniformisation des peuples européens. Elle est déconnectée des besoins de praticiens et des publics et de tout principe démocratique en niant la spécificité de chaque culture et de son tissu social. Les savoir-faire sont découpés alors en diverses compétences qui peuvent, par ce principe, s’acquérir sans formation mais par l’expérience. Sans reconnaissance de qualification, la main d’œuvre est ainsi plus flexible et peu coûteuse garantissant la maximisation de profit à court terme (compétitivité et concurrence).
La régulation des professions qui est sollicitée par l’UE est de type « top down » donc par le haut (de type dictatorial) et a fait naître les projets portés par l’EFPA et en France par la FFPP et COFRADEC –EUROPSY. Un des quatre premiers en matière de diplôme européen, ce diplôme EUROPSY est complètement déconnecté des préoccupations des praticiens. Nous n’avons, en effet, que très peu d’attrait et d’intérêt à travailler dans une langue et culture différente de la notre (12).
« En ce sens, EUROPSY vient confirmer le rôle central des experts dans les processus d’européanisation, déjà souligné par d’autres travaux [Wagner, 2006]. L’idée de départ des membres de ce groupe était qu’au lieu de définir la profession par des contenus de formation universitaire – ce qui confronterait inévitablement les concepteurs à la diversité des références théoriques de la profession – il était préférable de partir d’une définition en termes de « tâches » élémentaires ».
Or, c’est bien une haute formation universitaire et un savoir-faire global permettant d’exercer notre responsabilité professionnelle qui caractérisent notre profession et les garanties qu’elle apporte pour protéger la dimension psychique des personnes, entre la demande sociale de maîtrise technologique des personnes et la demande de résolution magique des problèmes individuels (code de déontologie des psychologues France 1996).
Ce diplôme Europsy et le principe de certification évacuent ainsi la diversité des références théoriques et l’approche singulière qu’elle confère à la pratique dans une culture donnée. Cette conception passe donc à côté de l’essentiel de notre profession dont les fondements sont scientifiques mais centrés sur les besoins des personnes.
Le vrai débat pour la profession de psychologue doit s’organiser collectivement
Le renversement du sens sociétal par l’émergence du capitalisme financiarisé induit que les avancées scientifiques de notre discipline appliquée dans les organisations et dans le champ social sont plus que jamais utilisées à des fins d’asservissement des personnels et personnes à la seule logique de marché (financière à court terme) et consumériste.
Michel Perreault, psychologue universitaire canadien, a travaillé notamment dans le marketing et décrit très justement et sur le ton de l’humour (13), les psychopathologies transmises par les entreprises corporatives et les mésusages terribles et l’efficacité de théories de psychologie sociale (Milgram et Ash ou Maslow). Celles-ci sont clairement utilisées de façon scientiste au service de la recherche de profit privé immédiat (capitalisme financiarisé) et de la société de consommation, au détriment de la santé des consommateurs, des personnels, des populations et de l’équilibre environnemental.
La libre circulation des personnes et des biens en Europe qui s’organise et se décline en France, bouleverse l’autonomie de toutes les professions. Le processus d’européanisation de la profession de psychologue porté pour les psychologues français par l’organisation unique de régulation top down proposée par la FFPP (12) et le Cofradec EUROPSY est une menace réelle pour l’indépendance et l’autonomie de notre exercice.
Une réflexion s’engage au sein du SNP sur ces évolutions de la demande sociétale qui ont un impact aliénant sur nous et sur l’ensemble de la société. Cette analyse vient corroborer l’orientation déjà prise de constituer un Ordre (régulation bottom up donc par le bas) – à l’opposé de l’orientation européenne d’uniformisation et certification des professions.
Nous sollicitons tous les psychologues afin de débattre et travailler collectivement sur ces éléments sociologiques de nouvelles gouvernances et sur les dégradations déjà si évidentes de notre exercice, de la santé au travail et du lien social.
Vous pouvez participer à nos débats ou nous faire part de vos analyses, témoignages et contributions à ce propos sur l’adresse de la commission du champ du travail : snptravail@psychologues.org
Pour la commission du champ du travail,
sa secrétaire,
Valérie CHENARD, psychologue du travail
Références bibliographiques et liens internet :
(1) Didier Truchot - maître de conférences en psychologie sociale Université de Franche Comté « Epuisement professionnel et burn out – concepts, modèles et interventions » –- Editions DUNOD
(2) Thomas Le Bianic - Le Conservatoire des Arts et Métiers et la « machine humaine » Naissance et développement des sciences de l’homme au travail au Conservatoire National des Arts et Métiers (1910-1990)
(3) Points de repères - n°5 Nov.2006 sur le site AMELI de la Sécurité Sociale
(4) Fondation iFRAP - Société civile n°55 - En février 2006 par S. Gorreri et L. Cannet http://www.ifrap.org/Un-absenteisme-deux-fois-plus-eleve-dans-le-public-que-dans-le-prive,191.html
(5) Rapport IGF et IGAS « Les indemnités journalières » octobre 2003 http://www.ladocumentationfrancaise.f ... blics//034000656/0000.pdf
(6) Communication de la Commission - S'adapter aux changements du travail et de la société : une nouvelle stratégie communautaire de santé et de sécurité 2002-2006 COM/2002/0118 final
(7) Yves CLOT – Chaire de psychologie du travail CNAM - « Travail à cœur pour en finir avec les risques psychosociaux ») Editions La découverte Mai 2010
(8) Les Economistes atterrés « Changer d’économie ! p. 26 chapitre \"Quelle politique économique? Morts et renaissances du keynésianisme\" écrit par Henri STERDYNIAK (Sciences Po) - Editions Les Liens qui Libèrent - Janvier 2012
(9) E. STIGLITZ, A. SEN, J-P.FITOUSSI & all - Synthèse et recommandations du « Rapport de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social » – 2009 http://www.economie.gouv.fr/files/fin ... es_social/synthese_fr.pdf
(10) Interview « Rencontre avec Patrick Le Galès : Management public, le laboratoire britannique » Sciences Humaines n°228 – Juillet 2011 « L’Etat, une entreprise comme une autre ? » http://www.scienceshumaines.com/renco ... britannique_fr_27425.html
(11) « New Public Management et professions dans l’État : au-delà des oppositions, quelles recompositions? » sociologie du travail Vol 53 - N 3 - juillet 2011 http://www.em-consulte.com/article/519986
(12) « Les professions face à l’Europe : les psychologues » Thomas Le Bianic in Sociologie des groupes professionnels - Didier Demazière et Charles Gadéa 2010. Edition La Découverte http://www.cairn.info/sociologie-des- ... s--9782707152145-p-97.htm
(13) Michel PERREAULT « Je ne suis pas une entreprise – Guide de survie personnelle pour le XXI° siècle » - Edition La Découverte - 2011